Signes barbares
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L’Anglaise miraculeuse de Firmin Didot

mercredi 11 août 2021, par Alain

Au début du XIXe siècle Firmin Didot (1764-1836) est déjà l’un des membres les plus éminents de sa famille, remarquable dynastie d’imprimeurs-libraires. Également graveur et fondeur de caractères il a participé, en 1795, à l’invention de la stéréotypie. En quête perpétuelle d’innovation technique, il s’intéresse à l’écriture calligraphique connue sous le nom d’Anglaise, en vogue à l’époque. Pour imprimer cette cursive sans l’altérer on a recours à la gravure sur cuivre exécutée au burin ou à l’eau-forte. En effet son utilisation en typographie traditionnelle se heurte à une difficulté non encore surmontée due à l’irrégularité de la jonction entre deux lettres selon que la seconde est précédée ou non d’un délié. Firmin Didot est le premier à trouver une solution au problème. En 1806 il publie sa propre traduction en vers des Bucoliques de Virgile, précédée d’une longue dédicace à son frère Pierre. Dans les neuf pages de cette préface composée, à titre de spécimen, à l’aide du nouveau caractère appelé Anglaise, il rappelle fièrement l’échec des Anglais (l’humiliation de Trafalgar est récente) dans la même recherche et explique qu’il a conçu un système pour lequel il vient d’obtenir un brevet le 25 avril 1806. Mais il ajoute malicieusement : Le lecteur, qui n’en saura pas plus que le frère aîné, reste donc frustré. On sait bien que l’espionnage industriel était déjà florissant à cette époque et on ne s’étonnera pas que Firmin Didot ait eu à s’opposer aux contrefacteurs. Preuve en est la publication imprimée chez Didot en 1808 et intitulée : Résumé et conclusions de M. Frédéric Bourguignon substitut de M. le Procureur impérial, dans l’affaire de M. Firmin Didot, intimé, contre MM. Boileau, Duplat, Bourgoin et Vallin, appelants.

Un passage important de cet opuscule nous montre clairement le progrès esthétique réalisé. Il semble pourtant que cet ingénieux procédé ait suscité quelque réticence. On trouve en effet dans le gros catalogue intitulé Épreuves de caractères Biesta, Maboulaye et Cie successeurs de Firmin Didot, Molé, Lion, Tarbé, Crosnier, Éverat, Laboulaye frères imprimé en 1843 la remarque suivante :

« Depuis quelques temps on a essayé d’abandonner le système si ingénieux de M. Didot pour supprimer les vices de jonction des caractères, imitant l’écriture. »

L’auteur déplore un retour aux anciennes polices qui avaient été abandonnées. Il reconnaît que la composition en est un peu plus facile. Mais ce léger inconvénient ne devrait pas, selon lui, masquer l’évidente supériorité du système Didot. Suit un tableau, de deux pages et demie, titré : « Méthode pour faciliter la composition du caractère dit Anglaise. » Nous découvrons alors en quoi consiste le fameux système dont nous avions vu les effets sans en comprendre le principe. Aucune explication ne serait plus claire que l’examen du tableau lui-même. Les caractères, fondus sur des matrices inclinées, ne correspondent plus aux lettres traditionnelles mais sont constitués de 48 éléments séparés qui, juxtaposés aux lettres traditionnelles ou entre eux, permettent d’éliminer les intervalles. L’utilisation de chaque caractère est illustrée par un exemple. En voici quelques-uns Dès lors on mesure l’ingéniosité du système élaboré par Firmin Didot mais également la complexité de sa mise en œuvre.

Le rédacteur du catalogue tente de rassurer les utilisateurs éventuels : « On a au reste, exagéré la difficulté d’une composition que tout ouvrier habile fera facilement avec un peu d’attention. » Il semble que ce bel optimisme ait échoué à convaincre et que l’incommodité de la manipulation l’ait emporté sur la recherche de la perfection esthétique.

Même si son Anglaise n’a pas connu une application aussi large que la stéréotypie, Firmin Didot n’en reste pas moins un des grands noms de l’histoire du livre et de la typographie. Homme de multiples talents, il était aussi poète, dramaturge, traducteur des auteurs latins et grecs. Il fut même député à partir de 1827. Ses trois fils à qui il transmit la direction de ses affaires assurèrent la pérennité de l’entreprise qui existe encore de nos jours en tant que membre du plus important groupe d’imprimerie d’Europe. Ce groupe, CPI, possède même un centre de formation très estimé des professionnels.

Avec la technologie numérique le métier d’imprimeur s’est complètement transformé. Cette évolution n’a pas que des avantages. Si l’ordinateur permet aux vrais professionnels de réaliser des prouesses inimaginables pour les anciens, il permet aussi à des individus incompétents et peu scrupuleux de fabriquer des produits médiocres. Cette pratique ne se limite pas, hélas, au cercle des amateurs. Quand la recherche du profit passe avant celle de la qualité, la tentation est grande pour certains éditeurs de se passer des correcteurs, dès lors que l’auteur d’un livre fournit un fichier PDF. De même la présence fréquente de points d’interrogation en début de ligne dans un journal prouve qu’il n’y a personne entre le rédacteur et la rotative.

Quelques imprimeurs, cependant, ne se résignent pas à l’effacement de l’homme par la machine et perpétuent le savoir-faire des anciens. Ils continuent à réaliser des livres d’exception pour le plus grand plaisir des amateurs qui apprécient encore le relief d’une impression au plomb sur un papier de qualité.